La bergerie de Lou sur les hauteurs vers la Haute Béraude.

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Je demandais parfois à maman où habitait Lou mais elle me refaisait toujours la même réponse : « Cela ne nous regarde pas ma chérie, c'est son affaire !  ». Tout ce mystère contribuait bien sûr à entretenir une certaine crainte du personnage que nous partagions du reste avec une vieille du village dont j'ai oublié le nom. Elle considérait Lou comme le diable en personne et se signait furtivement dès qu'elle l'apercevait, même de loin. D'autres femmes du même genre détournaient leur chemin lorsqu'elles le voyaient ou changeaient de trottoir pour l'éviter. Et pourtant je remarquais que le berger semblait être apprécié du père Faussurier pour qui il travaillait. Il n'y avait jamais de querelle entre eux et cela faisait des années que Lou s'occupait des moutons de la ferme. Cela faisait un curieux assemblage car les Faussuriers étaient en quelque sorte les notables du village avec une ferme d'une certaine importance, pas mal de vaches, de moutons et l'élevage de chevaux.

Plus tard en grandissant j'ai compris bien des choses. En fait le berger dormait dans une maison toute proche à la sortie du village, juste à côté de la boucherie. Lou n'avait qu'à remonter la rue Alphonse Perrossier et faire 200 m pour s'y rendre. La maison était vraiment toute petite avec juste une pièce en bas et une chambre. Cette habitation faisait partie, à une époque que je n'ai pas connue, d'un bâtiment plus grand dont seul subsistait le pignon. La demeure n'avait vraiment aucune allure avec son pan de mur couvert de publicité, ses petites fenêtre, une ouverture latérale béante et sa forme très étroite tout en longueur. Cette maison était habitée par une veuve nommée Michelle Buisson. Elle avait perdu son mari bien trop tôt vers la fin de la guerre. Ce dernier s'était engagé dans la résistance et travaillait avec les maquisards du Vercors. Il était tombé dans un piège dressé par la Gestapo et dont il n'avait pas réchappé. La veuve entretenait une liaison avec Lou depuis deux ou trois ans. Il n'y avait vraiment rien de mal à cela mais à cette époque et dans un petit village c'était très mal vu — du moins par une certaine population — qu'ils vivent ensemble sans être mariés ! Le curé de Clérieux, Jean-Pierre Mollard, avait contribué à sa manière à leurs discrédit. Il avait, paraît-il, fait des sermons à la messe faisant référence de façon assez explicite à cette situation. Ma mère tenait cela d'une voisine car aucun membre de la famille n'allait à l'église. Mon père était de toute façon de souche protestante et ne croyait pas. D'une certaine façon Michelle Buisson était cependant mieux traitée que Lou par les habitants du village sans doute parce qu'elle était plus avenante et aussi à cause de la mémoire de son mari mort pour la France que les braves gens voulaient respecter. N'avait-elle pas elle aussi trempé dans la résistance et échappé de peu à un destin encore plus tragique ? Bien que peu intégrée dans la vie du village, elle n'était donc pas totalement mise à l'index comme pouvait l'être le berger.

Je réalisais donc vers l'âge de 15 ans pourquoi le pauvre hère était regardé de travers par toute une tranche de la population et traînait derrière lui une mauvaise réputation ! Lou était en fait le plus brave des hommes. Très calme, très réservé, ce n'est pas lui qui aurait dit du mal de son voisin ! Il fut et est encore un compagnon idéal pour Michelle. La veuve Buisson et Lou vécurent très longtemps partageant cette vie simple. Ils finirent du reste par officialiser leur situation en se mariant mais à la mairie seulement, ce qui permit d'alimenter encore quelques temps les conversations des mégères bien-pensantes. Lorsque j'ai quitté Clérieux en 1978 ils vivaient toujours heureux ensemble !


Photo prise lors de la transhumance : le troupeau suit fidèlement le berger.

Chaque printemps lorsque j’étais petite on me donnait un petit agneau comme petit ami d’une saison.