Une visite au dépôt
mercredi 10 février 2021
« Marie, je t'attends ! Nous partons sans tarder !  ». Pour moi c'est le grand jour ! Mon père m'avait toujours promis de me faire visiter un jour son lieu de travail, le dépôt des locomotives de Villard d'Avers. Je me suis toujours intéressée aux trains et à la mécanique ce qui a conduit mon père à cette proposition de sortie, plutôt inhabituelle à l'époque pour une fille ! Mon père était très occupé par son travail et cette sortie au dépôt était toujours remise à plus tard. Mais cette fois les circonstances l’avait poussé à trouver le temps. Nous sommes en 1964 et j'ai 14 ans. Je suis en classe de troisième. Le professeur d’histoire-géographie nous a demandé de réaliser une enquête sur un sujet de notre choix pour aller à la découverte d’un milieu de travail. Cette enquête devra se réaliser à deux. On peut l'organiser comme on le souhaite et l’on devra rédiger et rendre un dossier de quelques pages expliquant quelle profession on a découvert, comment ce milieu est organisé, ce qu’on a appris, etc. Au besoin on pourra ajouter des illustrations (photos, images, schémas). C’était pour moi une occasion rêvée de visiter le dépôt de Villard d’Avers qui m’avait toujours fasciné. Pouvoir le faire avec ma meilleure amie Annie ne faisait qu’ajouter à mon excitation.
Ma copine Annie était d’accord pour faire binôme avec moi bien que les machines à vapeur ne suscitent pas chez elle un aussi grand intérêt. Cependant elle était curieuse de découvrir ce qui se tenait derrière ces clôtures interdites au public et l’idée que nous fassions le travail ensemble l’emportait sur toute autre considération.
Le travail de mon père m'a toujours fasciné. À une époque il conduisait ces énormes machines mais depuis quelques temps il avait obtenu un poste plus sédentaire au dépôt comme responsable du secteur service entretien. Ce jour là mon père n’était pas de service et il avait organisé la journée de façon à pouvoir nous faire visiter les installations librement.
Nous nous rendons dès le matin à la gare de Clérieux en empruntant le chemin par le grand escalier que je connais bien. Un coup d’œil à droite et à gauche avant de traverser la voie par le portillon des piétons et nous voilà bientôt en bas du grand mur longeant la courbe de sortie de gare. Un autre portillon à franchir et nous voilà sur le quai. On y retrouve Annie ma copine de collège qui est bien ponctuelle comme toujours.
Peu de temps après notre arrivée sur le quai le train pour Villard entre en gare de Clérieux avec de beaux panaches de fumée blanche. Ce jour là la 141 R à chauffe au fuel tirait une rame de voitures DEV AO à rivets apparents. Ces voitures un peu vieillottes me plaisaient bien malgré tout. J’étais fière d’expliquer à Annie la signification de AO : acier ordinaire par opposition aux DEV inox plus modernes. DEV signifie Division des études des voitures lui dis-je avec un brin de prétention. Cela faisait sourire mon père pour qui tout cela était le quotidien et qui était à l’origine de mes connaissances ferroviaires. Il ne fallait guère plus de 5 mn pour atteindre la gare de Villard d’Avers toute proche. Nous n’avions que quelques pas à faire pour atteindre l’entrée du dépôt depuis la sortie de la gare. Mon père à cette époque avait un poste à responsabilité dans le dépôt et tout le monde le connaissait et l’appréciait. De cordiales salutations lors de notre passage auguraient d’une journée agréable.

Nous pénétrons par le portail de l’entrée principale située au bout de la grand' rue de Villard d’Avers, la rue Denis Papin. Mon père a bien fait les choses et nous avons une autorisation signée du chef de dépôt pour faire cette visite. Pas question de se balader dans un tel lieu comme ça sans respecter les règlements et la sécurité ! Sur notre droite un grand bâtiment administratif entouré de plusieurs petites constructions. À notre gauche nous longeons quatre voies qui passent au dessus de fosses faisant une bonne dizaine de mètres de long.
« Ce sont les fosses à piquer et juste après deux fosses de visite »
Le plan du dépôt de Villard d'Avers tel que je l'ai dessiné pour mettre dans le dossier scolaire. Je l'avais réalisé d'après un plan de la SNCF prêté par mon père.
Annie et moi prenions des notes et quelques jours plus tard nous consignions tous les détails dans notre compte-rendu.
Les fosses à piquer servent à vider le cendrier des locomotives lorsqu’elle ont terminé leur service. Les cendres chaudes sont vidées afin de préparer le foyer pour un nouveau trajet. Les fosses de visite permettent au mécanicien de venir inspecter ou réparer la mécanique située sous la loco et regarder entre les roues.
« tu as oublié d’écrire qu’il y a de l’eau dans la fosse à piquer pour refroidir les cendres et les restes de braises »

À nous deux la rédaction de notre rapport ne manquerait pas de détails ! Ce que l’une de nous deux omettait, l’autre ne manquait pas de l’ajouter.
« Vous voyez les filles, les locomotives arrivent toutes par cette voie et passent obligatoirement devant le poste de l’aiguilleur, cette petite cabane qui ne paye pas de mine. Ce n’est pas la même chose qu’un poste d’aiguillage dans lequel on trouve une multitude de leviers pour commander tous les embranchements d’une gare. Ici se tient un agent qui vérifie et note tous les mouvements de matériel, les entrées et les sorties. C’est lui qui appelle une locomotive par haut parleur lorsque c’est l’heure qu’elle aille prendre sa rame.»
— Pourquoi y-a-t-il un crocodile devant le poste de l’aiguilleur ? demanda Annie.
— Ce crocodile simule un signal fermé de sorte que dans la cabine le répétiteur de signal doit se déclencher si tout fonctionne bien. Lorsque la loco passe sur ce crocodile c’est comme si elle franchissait un feu rouge. C’est pour vérifier que le système de sécurité de la locomotive fonctionne normalement.
Vous voyez cette 141 R sur la voie du fond ? Elle vient remplir son tender de charbon dans le parc à combustible »
Toutes les paroles de mon père étaient consignées.
Le parc à combustible est une zone où sont stockées les réserves de charbon. Il y en a de différentes qualités et aussi du charbon en forme de brique très bon combustible servant à allumer le feu et aussi en traction dans les passages difficiles. Au dépôt, le charbon est stocké dans des bacs dont les côtés sont en vieilles traverses. Ces bacs sont encadrés de deux voies : une pour la grue qui sert à charger les bacs et les tenders, l’autre pour recevoir les wagons qui apportent le charbon ainsi que les locomotives qui viennent s’approvisionner.
« Je ne pense pas utile d’écrire dans notre rapport que dans des dépôts plus grand le charbon est aussi stocké en hauteur afin de remplir plus facilement les tenders en les faisant venir sous les trémies du toboggan. On va se limiter à ce qui existe dans notre petit dépôt de Villard, qu’en penses-tu Annie ?
— oui je suis d’accord sinon on va écrire un livre ! Le prof a dit pas plus de deux copies doubles plus des schémas si nécessaire.
— Et pour le crocodile tu crois utile d’expliquer ce que c’est en dehors de celui spécial à l’entrée du dépôt ?
— Oui ! Moi je ne savais pas du tout ce qu’était un crocodile à la SNCF ! Je pense qu’il faut indiquer quelque part qu’il sert à déclencher un signal sonore en cabine si la loco franchit un signal fermé.
Un crocodile comme celui à l'entrée du dépôt. On en trouve à côté de chaque signal. Lorsqu'une locomotive passe sur le crocodile, une brosse métallique frotte dessus et établi un contact provoquant un avertissement en cabine lorsque le signal est fermé.
« Savez-vous le rôle joué par ce portique qui enjambe les voies ? C'est pour distribuer un produit chimique qu’on appelle le TIA. C’est un produit de traitement de l’eau utilisée pour produire la vapeur. Il est destiné à diminuer la corrosion et les dépôts calcaires dans la chaudière. On doit cette technique à Louis Armand qui a été ingénieur à la SNCF. TIA signifie d’ailleurs Traitement intégral Armand. »
Dès le lendemain soir après le lycée, nous nous retrouvons Annie et moi pour rédiger le dossier.
« Il nous reste seulement trois jours pour terminer notre dossier Marie ! Tu penses que l’on va s’en sortir ? Je peux venir travailler avec toi encore demain soir et aussi samedi et dimanche.
— Pas de problème Annie, nous avons déjà bien avancé et on peut terminer avec trois séances de travail. Dimanche je suis libre tout l’après-midi si tu veux on pourra terminer notre rédaction et prolonger autant qu’il faudra ! J'ai terminé les croquis à joindre.
— Bon ! On en était aux différents approvisionnements en matières : le charbon c’est fait, le traitement TIA aussi. Il faut parler de l’eau et du sable !
L’eau est consommée en grande quantité pour faire rouler le train. Le tender d’une 141 R peut en contenir jusqu’à 30 m3. Tout s’en va en vapeur dans l’atmosphère après avoir actionné les pistons. Pour remplir les tenders on utilise l’eau d’un torrent qui n’est pas très loin et qui n’est jamais à sec. Une pompe puise l’eau du torrent à un emplacement aménagé spécialement et pour régulariser la distribution, l’eau est stockée dans un château d’eau de 400 m3 construit dans le dépôt. Il est rempli plusieurs fois par jour ! L’eau est distribuée aux tenders avec une grue hydraulique.
Croquis d'une grue hydraulique du dépôt de Villard d'Avers. Elle est alimentée par un château d'eau. Le tuyau peut être amené au dessus du tender par rotation du col et la manche en tissu canalise l'eau dans les réservoirs.
Les locomotives utilisent aussi du sable. Il sert à augmenter les frottements entre les roues et les rails plus spécialement au démarrage et lorsque la voie est glissante et la rame très lourde. Les locomotives possèdent un petit réservoir sur le dessus de la chaudière et de petit tuyaux conduisent de ce réservoir aux roues motrices de la loco de manière à faire couler le sable juste devant la roue sur le rail. C’est le mécanicien de la machine qui décide de faire couler un peu de sable lorsque la loco patine. Le sable est stocké dans le dépôt dans un petit local nommé sablerie. La sablerie produit un sable très fin et bien séché par chauffage dans un four de manière à ce qu’il s’écoule dans les tuyaux sans les boucher.
La sablerie est un petit local comportant un four pour sécher le sable fin. Celui-ci est stocké en hauteur et est délivré aux locomotives par un tube pouvant par rotation venir au dessus de la loco remplir la sablière.
Nous continuions à avancer dans le dépôt pour finalement approcher de l’élément le plus spectaculaire, du moins dans le dépôt de Villard, à savoir la rotonde et le pont tournant. Mon père continuait de nous expliquer le rôle de chaque partie du dépôt.
« Le pont tournant autorise deux fonctions : d’une part il permet de changer le sens de marche d’une locomotive, d’autre part il permet de diriger une loco au choix sur l’une des 32 voies qui l’entoure. Ce nombre de voies n’est pas toujours le même d’un dépôt à l’autre. Certains en comptent plus et même possèdent deux ou trois ponts tournants, d’autres en ont moins. Notre dépôt est relativement petit par rapport à certains mais nous sommes bien équipés au niveau tournage des engins avec notre pont de 24 m. Cette opération de tournage permet de mettre la locomotive à vapeur dans le bon sens de marche. Bien que son moteur à vapeur puisse la faire rouler en reculant, ce qui est indispensable pour les manœuvres, en principe elle possède un sens de marche principal. En refoulement, le mécanicien aurait bien du mal à conduire sa machine, la vue des signaux étant cachée par le tender. De plus toutes ses manettes de commandes et cadrans de contrôle seraient dans son dos ! Les loco électriques modernes sont réversibles et ne nécessitent pas d’être tournées pour changer de direction. Il y a une cabine de conduite à chaque extrémité.
— et la rotonde c’est un garage à loco alors ? demanda Annie qui ouvrait de grand yeux et ne ratait rien de la visite.
— oui mais pas seulement. Certaines parties sont équipées pour examiner, entretenir et réparer les machines. On peut y trouver des fosses de visite et aussi des machines-outils comme un tour pour rectifier le profil des roues car à la longue elles s’usent !
— mais alors il faut démonter la roue ?
— oui absolument ! pour réparer un essieu il faut le démonter. Pour cela on le fait descendre dans une fosse à l’aide d’un vérin et par une fosse perpendiculaire aux voies on l’emporte à l’atelier de réparation par une voie parallèle qui doit être libre.
Les fosses de visite permettent au mécaniciens d’inspecter le dessous des locomotives. Certaines locomotives possèdent des pistons et des bielles entre les roues ! Il faut pouvoir vérifier tout cela.
L’entretien d’une machine comporte des visites périodiques (VP), certaines avec la machine en pression (VPP), d’autres à froid (VPF). Toutes les 16 VPP on pratique le levage qui consiste à soulever toute la machine au dessus de la voie à l’aide de palans afin de procéder à une révision en profondeur en démontant tous les essieux. Nous disposons d’une telle installation dans notre atelier qui se trouve dans la remise à côté de la rotonde.
Le lavage de la chaudière n’est pas à négliger ! Avec un jet d’eau froide on nettoie tous les orifices et on élimine les boues. Le TIA contribue largement à diminuer les dépôts dans la chaudière. Avant son avènement le lavage devait se faire deux fois par mois au moins. À présent, on le pratique seulement tous les trois mois pour une 141 R par exemple.
Notre dépôt accueille aussi des autorails et des machines diesels, pas seulement des machine à vapeur. Par ailleurs nous avons un certain nombre de 141 R qui chauffent au gasoil à la place du charbon. Tout cela justifie cette station de distribution du gasoil qui permet d’alimenter les locomotives et les autorails. Outre le portique de distribution, on voit de loin les trois réservoirs de gasoil avec à ses côtés le local des pompes.
Le samedi et dimanche qui suivirent furent bien remplis. Nous passâmes Annie et mois tout l’après-midi du dimanche à terminer notre rédaction à partir de nos notes. Mon père nous a laissé faire notre travail toutes seules mais nous allions de temps à autre le questionner sur un point qui nous avait échappé. Si les aspects techniques nous semblaient assez clairs, car nous avions vu en vrai comment les choses se passaient, j’avais une vision un peu floue de l’organisation administrative. « Papa rappelle-nous les différents services du dépôt et la différence entre le service général et le service intérieur ».
Nous consignions aussitôt sur notre copie : le service général s’occupe de l’administration, les salaires, le pointage des ouvriers, la comptabilité, etc. Le service intérieur gère les ouvriers travaillant au dépôt (laveurs, graisseurs, responsable du poste d’aiguilleur, allumeurs, basculeurs, tubistes, grutiers, manœuvres TIA,…).
Le service entretien assure l’entretien du parc de machines en bonne entente avec le service du mouvement afin de ne pas immobiliser une machine en levage si elle a déjà été prévue pour conduire une rame ce jour là.
Le soir vers 18 h notre dossier était complet ! Nous avions même mentionné les vestiaires, les lavabos et le foyer du personnel où nous avions pris notre repas le midi ! Nous avons eu une note de 18/20 ! D'autres camarades avaient également eu 18. Je me rappelle un dossier parlant du travail à la ferme et un autre relatant une journée à la scierie…

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