Souvenirs
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La Table ronde
Mon ami Philippe, que j’ai à plusieurs reprises mentionné, vient d’installer un élément de décor pour son réseau de trains miniatures. On y voit la Table ronde des géants, site bien connu des habitants de Clérieux, ce qui me rappelle une journée spéciale que j’ai vécu avec ma copine Annie. C’est le bon moment du reste en cette période de fête car l’action se déroule au moment de Noël.
« Je t’invite à manger à la Table ronde » me dit Annie, mon amie d’enfance. La Table ronde, c’est le nom de la crêperie qui s’est ouverte à Clérieux comme je l’ai raconté dans une précédente page.
Je suis restée interloquée. Pourquoi Annie m’offrirait-elle le restaurant ? Elle comme moi n’étions pas très argentées et nous ne dépensions pas notre argent de poche à tort et à travers. Et puis pourquoi me l’offrir ? C’était une proposition étrange. Nous avions à l’époque 19 ans et lorsque nous allions au restaurant c’était avec nos familles pour de grandes occasions. Nous préférions garder notre argent pour aller au cinéma ou s’acheter un roman. Que se passait-il donc pour justifier cette offre alléchante ? En voyant devant mon étonnement une légère vibration du coin de la lèvre, j’ai compris qu’Annie me taquinait. Elle tentait de contenir son rire ! « Ce sera géant » ajouta-t-elle malicieuse, l’œil pétillant. Cette fois je pigeais ! Ce n’est pas de la crêperie dont il était question mais de la Table ronde des géants, lieu de promenade bien connu des Clérieusiennes et Clérieusiens. En effet en prenant la route des Combes, peu après la sortie de Clérieux, un petit sentier sur la gauche mène à un abri de pierre et en poussant un peu plus on trouve une zone d’éboulis granitique avec une grosse pierre plate très stable que la nature avait laissée là depuis des millénaires. Cette pierre constitue une curiosité dans la région et un site très adapté à un pique-nique, la pierre offrant une belle surface plane faisant office de table. Mais pourquoi diable organiser un pique-nique en cette saison ? Annie me mit au parfum rapidement. « L’association “Clérieux Solidaire” organise une fête pour aider les personnes nécessiteuses. L’idée, cette année, est d’organiser un spectacle musical et les contributions des participants vont permettre de récolter des fonds pour aider ceux qui en ont le plus besoin. En hiver c’est important, certaines personnes sans ressource n’ont pas assez à manger ». Annie était une personne très sensible, pleine d’empathie. Ce n’était pas pour rien ma meilleures amie et du reste elle l’est restée ! Elle faisait partie de l’association et m’y avait entraînée. J’ai aussitôt adhéré au projet. Nous étions donc ainsi officiellement en charge de l’animation musicale de la journée ! Il se trouve que nous avions une ancienne camarade de classe qui avait suivi des cours de musique au conservatoire de Grenoble pour des études de violon. Un autre camarade de classe, Louis habitant toujours à Clérieux pratiquait également le violon. Il pourrait participer à la fête. Notre copine Françoise de Grenoble avait par ailleurs créé une petite formation avec des instruments variés (saxophone, flûte, contrebasse,…). Ce groupe d’amis sympathiques acceptait bien volontiers de venir jouer gracieusement à Clérieux au profit de l’association et de plus ils seraient accompagnés d’une chorale d’une vingtaine de Grenoblois d’accord pour venir à Clérieux pour l’occasion. Annie et moi chantions parfois avec cette chorale dont nous connaissions bien Bernard le chef de chœur, origniaire du bourg. Nous ferions partie aussi de la troupe ! Quelle belle fête en perspective. Nous commencions à être passablement surexcitées.
L’organisation de la journée du 23 décembre 1969 était la suivante : Le groupe de musique devait arriver de Grenoble vers 15 h et jouer jusqu’à 17 h environ. C’est alors la tombée de la nuit en cette saison. Après la représentation il est prévu pour terminer la journée de rejoindre à pied le village avec un défilé aux lampions. Cela va être du plus bel effet cette retraite aux flambeaux dans le soir. Une belle fête en perspective avant le réveillon de Noël. Nous avions décidé Annie et moi, de monter à la Table des géants dès le matin afin d’installer le site et Annie pensait fort justement que nous pouvions rester sur place et y pique-niquer avec Louis afin d’être prêts à accueillir les musiciens de Grenoble et les spectateurs. Tout était merveilleusement bien organisé et semblait ne laisser aucune place à l’imprévu.
Le grand jour arrive et nous voici au matin du 23. À mon réveil, la première chose que je constate est que la neige est tombée dans la nuit. C’est merveilleux, un Noël tout blanc ! Lorsque je retrouve Annie et Louis pour monter par la route, le paysage est splendide. On ne distingue plus les formes recouvertes par une belle couche de neige. Le ciel est d’un bleu pur et le froid sec achève de nous réveiller. La route des Combes est entièrement couverte mais on connait bien le chemin et nous ne risquons pas de nous perdre car nous avons l’habitude de la région, même en hiver. Annie et Louis viennent frapper à ma porte. Les premiers mots d’Annie vont stopper net mes élans d’enthousiasme. Annie a entendu à la radio que la route de Grenoble à Clérieux est impraticable à cause de l’épaisse couche de neige. Les services minicipaux ont du reste barré la route afin d’éviter des accidents. Voilà nos amis musiciens et chanteurs bloqués à Grenoble dans l’impossibilité de venir nous rejoindre ! C’est une vraie catastrophe ! La fête sera annulée, les gens non prévenus seront mécontents d’être montés à la Table ronde et on ne récoltera aucun fond pour aider les pauvres. Pire encore, l’association va être mise en difficulté car si la musique ne nous coûte rien, nous avons malgré tout des frais pour l’organisation : les lampions, la décoration du site et les frais d’impression des affiches pour faire connaître l’événement ! On courrait tout droit aux problèmes ! Comment avons nous pu ne pas penser à cette éventualité ? Ce n’est pas si rare que cela dans notre région de voir des routes fermées en hiver ! Nous pensons à ces malheureux qui n’ont pas suffisamment à manger ni parfois de quoi se chauffer correctement. Mais que faire ?
La pemière idée qui nous passe par la tête est de nous retourner vers Louis qui est bel et bien là avec son violon ! « N’y songez pas un instant les filles !» nous dit-il ! « Il n’est pas question que je joue tout seul. Je suis d’accord pour participer avec le groupe mais, en solo…»
« Mais tu ne jouerais pas tout seul, nous chanterions et tu nous accompagnerais ! ». On ne doutait de rien ! De fait cette idée ne nous mène pas loin. Il n’est pas raisonnable que Louis joue pendant 2 h et fasse l’animation tout seul avec nous deux. De plus nous n’avons pas d’amplificateur et le son du violon et de nos petites voix risque de ne pas bien passer !
Une discussion avec mes parents nous donne alors une idée. Pourquoi le groupe ne viendrait-il pas en train ? Après tout la liaison ferroviaire entre Grenoble et Clérieux est directe et il circule plusieurs trains par jour. Un coup d’œil sur le Chaix nous indique un train à 10 h 35 arrivant à Clérieux à 11 h 17. Il serait parfait ! Sans plus attendre je téléphone à mon amie Françoise la violoniste pour faire le point et lui parler de cette solution de transport. Le groupe pourrait se joindre à nous pour pique-niquer et être présent pour le début du concert. Le coup de téléphone remonte le moral des troupes ! Nos amis de Grenoble ont eux aussi envisagé cette solution et sont entousiastes à l’idée de pique-niquer avec nous. Françoise s’occupe de tout sur Grenoble pour rassembler les troupes et organiser la venue par le rail. Pas question bien sûr de rentrer le soir même à Grenoble, mais une solution d’hébergement dans le refuge sur le site même a aussitôt été plébiscitée. L’excitation est à son comble lorsque mon père refroidit mes élans. Je dois aller travailler au dépôt dès maintenant car il y a aussi des problèmes de circulation des trains sur la ligne de Grenoble. La neige a formé des congères sur la voie qui est impraticable. Le train de Grenoble de 7 h 40 n’a pas pu passer et a été obligé de s’arrêter à Pont-de-Claix. Mon père avait une place de responsable au dépôt de Villard d’Avers et cette neige créait une situation de crise pour la circulation des trains dans la vallée. Voilà nos espoirs qui à nouveau s’envolaient !
Il faut rapidement prendre une décision. C’est impossible d’annuler, car comment faire pour prévenir les habitants de Clérieux en si peu de temps ? Après réflexion on décide Annie et moi de monter au site et de faire le point sur place avec la vague idée que les routes allaient peut-être se dégager d’ici midi. De toute façon, maintenant que l’opération était engagée, le mieux était de faire comme si. Bien couvertes avec de bonnes chaussures de montagne et le panier au bras nous voilà parties avec Louis vers les hauteurs sur la route des Combles. Nos parents respectifs doivent venir nous y retrouver plus tard pour l’hypothétique concert. Après une heure de marche nous sommes rendus à la fameuse Table ronde des géants. Le temps est beau mais froid. La neige tient ! Le spectacle magnifique qui s’offre à nous fait oublier les soucis à venir. Le lieu offre une vue dégagée sur la gare que l’on domine. Elle aussi est toute blanche et endormie. C’est l’âme en peine et sans énergie que nous décorons un sapin qui pousse de façon naturelle non loin de la roche plate. Des bancs pris dans le proche refuge sont mis en place pour permettre aux plus âgés de suivre la fête assis. Le cœur n’y est pas car on a le sentiment de réaliser un travail inutile. En plus nous culpabilisons. Si au moins nous avions consulté la météo nous aurions pu prévenir la veille de l’annulation !
Le moral est au plus bas et nous sommes là un peu hébétés nous préparant à l’idée de sortir nos sandwichs et manger sans faim tous les trois sur notre rocher !
Il est 14 h 30 c’est bientôt l’heure de la fête et la population de Clérieux commence à arriver ! Ils sont généreux les Clérieusiens et viennent nombreux pour venir en aide aux miséreux ! On essaye de faire bonne figure pour les accueillir comme si de rien n’était. Tout le monde s’installe. Mais où sont les musiciens ? Ils sont bien là, mais par quel miracle ? Les voici qui sortent du refuge où ils attendaient en silence avec le chœur et prennent place acclamés par la foule qui s’est attroupée. C’est magnifique ! Les musiciens portent fièrement leurs instruments qui scintillent comme des décorations de Noël. Les choristes arborent leur tenue des grand jours avec pantalon noir et haut rouge du plus bel effet sur le fond blanc de neige. Annie et moi-même avons revêtu la même tenue. Et le public a bien répondu présent ! Pratiquement la moitié de la population de Clérieux s’est déplacée ! On comptera bien 500 personnes ce jour là à la Table ronde des géants ! Le concert fut géant lui aussi. La musique résonnait dans la vallée et réchauffait les corps et les âmes. Il y avait un mélange de genres apte à plaire à tous les goûts. Des morceaux classiques, du jazz, et aussi des rocks de l’époque. Quelques chants de Noël terminent comme il se doit le spectacle. C’est un véritable succès et la cagnote se remplit au delà de toute espérance.
Mais vous vous demandez sans doute comment nos amis de Grenoble ont pu se retrouver à temps dans l’abri de montagne ! Eh! bien, vers 11 h 15 alors que nous étions le moral au plus bas, un mouvement en gare attira notre attention. Un véhicule étrange passait dans la gare. C’était un engin à vapeur avec une grande hélice sur le devant qui pulvérisait la neige et la rejetait sur les côtés. Il parcourait la voie depuis le lever du jour pour tenter de rétablir la circulation des trains le plus rapidement possible. Mon père, par la suite, a pu me donner les détails de l’opération car il n’était pas totalement étranger à cette manœuvre. L’engin était parti dès que possible et avançait parfois avec difficulté pour déblayer la voie. De temps à autre lorsqu’il était bloqué, les agents de la SNCF descendaient de la locomotive, et à la main avec une pelle déblayaient les tas de neige trop épais. Au final c’est vers 11 h 50 que le train en provenance de Grenoble s’arrêta en gare de Clérieux. On en vit descendre bruyamment dans la bonne humeur un groupe de jeunes chantant qui arrivaient avec leurs instruments pour une journée mémorable.
La fête fut une parfaite réussite. Certains des nécessiteux purent aussi assister au spectacle. Les habitants furent généreux et des repas purent ainsi être servis gratuitement tout l’hiver. Nos amis musiciens ont mangé avec nous comme prévu le midi. Le soir ils n’ont pas baissé la garde et ont accompagné le défilé des lampions jusqu’au bourg. Ensuite ils sont remontés dormir au gîte de montagne pour un repos bien mérité, non sans avoir prolongé la fête par un bœuf qui les conduisit assez tard dans la nuit. Noël commençait fort bien !
mardi 17 décembre 2019
Auteur : Pinpin
Dans le chaos granitique de Clérieux, la Table des géants constitue un lieu de promenade et de pique-nique des Clérieusiens.
Philippe a réalisé cette reproduction en réduction de la Table ronde des géants sur son réseau de trains.
J’ai retrouvé à la Cité du train à Mulhouse le vieux chasse-neige rotatif à vapeur qui nous a sauvé la mise ce 23 décembre à Clérieux !