L'affaire des saucisses
mercredi 19 août 2020
Aujourd'hui voilà un repas qui me plaît bien : saucisses-purée. J'ai 12 ans aujourd'hui même et c'est un repas dont je raffole, c'est pourquoi ma maman Jeanne nous l'a préparé. Pas une purée en poudre comme on en fait aujourd'hui, une vraie purée avec de vraies patates et du lait et beurre de la ferme. Les saucisses également viennent de la ferme, car on a tué le cochon et ma mère, qui s'entend bien avec Jacqueline Faussurier la fermière, a pu lui en acheter quelques unes. Tout ceci me remémore une histoire dans la famille Faussurier, histoire qui nous fait toujours autant rire lorsqu'on y repense. Je vous la relate telle que cela m’a été conté par ma mère, qui elle-même le tient de Jacqueline Faussurier, sans garantie d’une totale authenticité !
Situons d’abord les personnages de cette histoire. Henri Faussurier, le mari de Jacqueline est le fils de Théophile et Georgette Faussurier qui tenaient déjà la ferme. Marie Plevy et Jean Plevy ont tenu l'auberge du Saxifrage avant qu’elle ne devienne la Crêperie de la table ronde.
Dans les années 60 Marie Plevy dont le nom de jeune fille était Marie Guérin traversait parfois la ferme pour aller chercher son fils à l’école alors qu’elle revenait par le chemin de la Haute Béraude. Ce n'est pas que cela gagnait vraiment du temps mais elle trouvait ce chemin plus agréable. Cela avait pour effet de mettre Georgette dans tous ses états lorsqu’elle la voyait passer. Pourtant cela n’arrivait que rarement. Marie ne montait vers la Haute Béraude que deux ou trois fois par an pour aller chercher des herbes sauvages pour constituer sa réserve destinée à relever les mets de l’auberge. On y mangeait bien à cette auberge ! et ce commerce garantissait des revenus substantiels à ses propriétaires. Ceci n’était pas sans créer certaines jalousies dans le village, en particulier chez Georgette qui trouvait qu’elle travaillait bien plus dur qu’elle à la ferme pour de maigres revenus et sans jamais prendre de vacances. Les propos désobligeants de Georgette envers Marie revenaient très régulièrement en toutes sortes de circonstances. Aussi sa fille Jacqueline était-elle un peu agacée du comportement de sa mère. Pourquoi en voulait-elle autant à Marie ? Des années sont passées et rien n’a changé ! Marie continue de traverser la ferme de temps en temps ce qui déclenche à chaque fois des récriminations et des grognements de Georgette, recueillis et supportés par sa fille.
Un jour où Georgette se plaignait une fois de plus de Marie, Jacqueline lui posa clairement la question :
— Mais que reproches-tu donc à Marie à la fin ?
— Je ne lui pardonnerai jamais de m’avoir volé !
— Alors tu remets cela avec cette histoire de saucisses ?
— Oui, Marie est une voleuse, c’est elle qui a pris mes saucisses !
Et c’était reparti sur l’histoire des saucisses ! Théophile et Georgette Faussurier venaient de tuer le cochon ce jour de février 1952. Ils avaient confectionné comme à l'habitude des boudins, des saucisses, du pâté, et mis de la viande dans le charnier. Des saucisses avaient été pendues dans une remise bien au frais pour sécher. Ce jour là passe dans la ferme la dénommée Marie qui n’avait alors que 12 ans. Le lendemain matin Georgette constate qu’il manque 4 saucisses dans la remise. La coupable était toute trouvée. Il n’en fallait pas plus à Georgette pour accuser Marie Guérin, sans preuve.
Cela avait créé toute une histoire dans Clérieux car Georgette avait appelé les gendarmes pour qu’ils punissent la coupable ! Il n’y a pas de gendarmerie à Clérieux, ce sont donc les gendarmes de Villard d’Avers qui s’étaient déplacés. Ils étaient venus à deux — rien que ça — pour quatre saucisses. Deux saucisses chacun en quelque sorte. Ils n’ont pu que poser les quelques questions d’usage pour faire bonne figure en tentant de réprimer un sourire que la situation pouvait provoquer. Bien évidemment l’enquête tourna court et n’eut pas de suite. Après tout, cela pouvait être à peu près n’importe qui dans le village, même peut-être un habile animal aurait pu commettre le crime ! À l’époque, Georgette n’avait pas fait plus d’histoire et avait accepté qu’on en reste là et même avait reconnu qu’elle pouvait s’être trompée dans son compte de saucisses. Cependant le temps passant on voyait bien que pour Georgette c’était une grande injustice et qu’elle avait gardé des années durant une rancœur sur ce qu’elle nommait le « vol des saucisses ». Tout cela agaçait au plus haut point sa fille qui pensait aussi que sa mère ne tournait pas très rond avec l’âge. À l’époque où Georgette avait développé cette animosité, elle allait sur les 70 ans. Sa mémoire, sans être mauvaise, n’était pas toujours excellente et elle pouvait parfois oublier des choses très simples comme de rapporter du pain du bourg en faisant ses courses. Ses propos étaient souvent confus et elle confondait pas mal de choses. Jacqueline trouvait à juste titre qu’il fallait oublier toute cette histoire et elle avait fini par se convaincre que sa mère mélangeait tout et que cette disparition de saucisses n’était que pure fantaisie.
Un jour, lors d’une marche sur les hauteurs, ma mère rencontre par hasard André Guérin le frère de Marie Guérin. Ils se mettent à bavarder de tout et de rien, évoquant au passage des souvenirs de l’ancien temps. Et voilà que André confie à ma mère, qu’il y a de longues années, Il a été obligé de garder un secret qui lui pèse depuis l’âge de 10 ans ! Il relate alors que sa famille avait fait un repas auquel participaient sa sœur et ses parents bien sûr. Le repas était délicieux au demeurant, avec des saucisses aux lentilles, mais il avait un arrière goût de malhonnêteté. Les parents Guérin avaient bien recommandé de ne rien dire à personne de l’origine de ces saucisses. Le repas était classé secret-défense et personne ne devait rien en savoir. C’était difficile à porter pour un enfant de 10 ans. Marie avait piqué les saucisses sans vraiment penser à mal, simplement parce qu’elle aimait les saucisses et qu’elle en voyait beaucoup dans l’appentis. C'était tentant et appétissant ! Une fois rentrée chez elle elle s’est trouvée un peu sotte avec ses saucisses et a inventé une histoire pour expliquer à sa mère :
« Georgette m’a donné des saucisses ! » affirma-t-elle en les tendant à sa mère d’un geste ferme et sans beaucoup plus d’explications. C’était du domaine du plausible car les Faussurier fournissaient régulièrement l’auberge de certains produits comme le lait et le beurre et ceci depuis des années. Ils pouvaient bien à l’occasion d’une journée où l’on tue le cochon faire un petit cadeau. C’était déjà arrivé du reste que Jacqueline donne en cette occasion un petit pâté pour entretenir de bonnes relations avec les propriétaires de l’Auberge du Saxifrage. Ce n’est que le sur-lendemain que Marcelle et Auguste Guérin, les parents de Marie réalisèrent la réalité des choses lorsque l’histoire des gendarmes circula dans tout le bourg. Ils manquèrent de courage, d’autant plus que leur fille était directement impliquée, et les saucisses consommées. L’affaire devint un secret de famille, révélé bien plus tard par André à ma mère.
Ainsi la vieille Georgette n’était pas si folle que cela ! Sa mémoire des événements anciens était intacte et toute l’histoire qu’on pensait imaginée était authentique d’un bout à l’autre !