Un amoureux de la nature
jeudi 7 avril 2022
L'avertisseur à deux tonalités de la SNCF, ici sur un autorail X3800, dit « Picasso »
Et voilà que la lecture de Noé me fait plonger dans mes souvenirs d’enfance, souvenirs ferroviaires mais pas seulement. J’ai déjà parlé de mes lectures de jeunesse lorsque j’étais gamine. Plus âgée, vers 17 ans je me suis mise à lire des romans. Jean Giono étant né non loin d’ici (à Manosque précisément) l’épreuve de dictée du certificat retenu en 1959 par le canton de Clérieux était un extrait de cet auteur, presque enfant du pays. La première fois que j’ai lu un texte de Jean Giono c’était en faisant cette dictée, mais en 1961. Notre enseignante avait repris le texte du certificat d’étude primaire de 1959. Je n’ai pas oublié ce texte car il y est question de trains et de montagnes :

« Depuis le matin, le train n'avait plus que trois wagons, et peut-être même n'avait-il plus que deux voyageurs, ma tante et moi. Il s'obstinait à remonter le cours d'un torrent à qui, à chaque instant, il était obligé de céder la place. Il se collait contre les roches, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, pour laisser passer de grands blocs rapides d'eau bleue. Il soufflait d'une façon têtue, la cheminée entre les épaules, avançant lentement le long d'une route pénible qui semblait à chaque instant devoir s'arrêter contre quelque énorme rocher enfoncé de partout dans les nuages et dans la terre. Mais chaque fois il trouvait une sortie, tournait à droite, ou bien à gauche, ou bien il amorçait en patinant une rampe de quelques centaines de mètres. Pour moi, je retenais ma respiration, je regardais, avec des yeux larges comme des assiettes, le vide dans lequel nous nous élevions. » (2)

Je ne pouvais rester indifférente à cette description présentant le train comme un être vivant qui cherche son chemin parmi les rochers et se dispute le passage avec le torrent. Pour moi c’était la ligne des Alpes de Grenoble à Veynes ! Lors de la découverte de ce texte à l’école je ne savais pas d’où cet extrait était tiré. Le texte du Certificat d’étude ne mentionnant que le nom de l’auteur et rien sur l’œuvre dont il est tiré. Le titre Le train montagnard ne m’était d’aucune utilité car j’ai compris plus tard que c'était juste le titre de la dictée et non pas le nom de l’œuvre de Giono. Plusieurs années après, cherchant à lire d’autres textes de Giono, j’ai eu envie de lire Le poète de la famille, nouvelle figurant dans son recueil L’eau vive. Par le plus grand des hasards, je découvrais avec étonnement que la fameuse dictée en était extraite ! Cette nouvelle donne une place importante au rail. À un moment de l’action, les personnages se déplacent à l’aide d’une draisine sur une voie de montagne. La description est saisissante de réalisme et donne envie de pratiquer l’expérience, ce que je n’ai jamais eu l’occasion de faire vraiment mais cette course folle en draisine m’évoque cependant, dans une certaine mesure, mes petites sorties sur la voie étroite de la scierie des Blanchons. Moi aussi j’étais face au vent, la cabine de la locomotive où les wagons sur lesquelles je montais étant ouverts.
C’est toute la beauté d’un texte qui est capable de faire surgir des sensations bien réelles par une fiction, sensations parfois inaccessibles dans le monde réel. Mon père avait beau avoir une place de responsable à la SNCF, il aurait été impensable d’organiser un trajet en draisine sur une voie encore en activité, juste pour le plaisir ! Mais le texte de Giono me parlait. J’avais, tout comme lui, ressenti le vent qui fouette le visage simplement en se mettant à la fenêtre d’une voiture (à l’époque on pouvait ouvrir les fenêtres !). Ayant connu le train de la scierie, j’imaginais sans peine l’effet produit par un trajet en montagne sur une vieille draisine à pompe, ouverte à tout vent ainsi que l’effet de vertige :

« Il n’y avait pas de barrière entre moi et la nuit, et le bord, et la profondeur »
« Pour la première fois de ma vie je voyageais face à la voie. (Il n'y a pas dix voyageurs sur cent mille qui aient jamais voyagé en chemins de fer, face à la voie). » (2)

Ce texte m’évoque aujourd’hui certains jeux vidéo ou certains films d’aventure avec des wagonnets sur rails dévalant de manière effrayante des montagnes russes. Je ne peux pas non plus m’empêcher de penser à Tintin dans le Temple du soleil dont la voiture se détache du train et se met à dévaler la pente de la ligne la plus haute du monde (3) au Pérou. Tintin le capitaine Haddock et Milou vont s’en sortir et c’est une draisine conduite par le chef de la gare la plus proche qui va venir à leur secours. La draisine en question est d’un modèle plus récent que celle décrite dans le Poète de la famille. Elle comporte une cabine fermée !

« À droite à gauche dessus et même dessous nous, tout était glace de mort, abîmes. Il n'y avait de sécurité que sur ces deux rails. »…
…« Tout était obligé. J'imagine maintenant que ce fut pour me fait rire, mais Achille poussa un hurlement terrible, au moment où le rail tourna et brusquement nous mis en face d'une gueule déchiquetée ouverte dans la montagne. Nous entrâmes dans un tunnel. On n’a jamais vu de tunnel si l'on n’a pas voyagé nu et face à la voie. Nu, c'est-à-dire sans être abrité dans les parois du wagon. » (2)
Une draisine à pompe comme la décrit Giono. (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Lorry.JPG)
Les souvenirs se recoupent, s’attroupent, se complètent. Plongé dans la lecture d’ Un roi sans divertissement, ce texte m’a immédiatement interpelé. Dès le départ il est question d’une scierie (mais ce n’est pas celle de Villard d’Avers) et il mentionne des lieux que je connais bien comme Clelles et Chichilianne.
Mais au final le récit de Jean Giono que j’aime par dessus tout, je l’ai découvert par le plus grand des hasards.

Un jour en 1966, je tombais sur une vieille revue Vogue de langue anglaise, datant de 1954 et que mes parents avaient rapportée d’Angleterre. Ma mère aimait lire ce magazine de mode et cela l’aidait à progresser en anglais. Dans ce numéro précisément je trouve une nouvelle intitulée The Man Who Planted Hope and Grew Happiness (L'homme qui plantait l'espoir et faisait pousser le bonheur). Signé Jean Giono. En anglais car c’était une édition britannique de cette revue. Comme je l’ai déjà signalé je suis bilingue et mes lectures étaient indifféremment dans la langue de Shakespeare ou de Molière. J’avais entre les mains ce texte de Giono du moins sa traduction en anglais, de ce qui est devenu plus tard en France L’homme qui plantait des arbres ! C’est en anglais que ce texte a d’abord été publié avant d’être diffusé dans sa version française en 1973, après la mort de l’auteur.
J’adore ce récit, il est magnifique et se bonifie avec le temps par la force qu’il prend de nos jours avec les enjeux écologiques. Giono était un écolo avant l’heure ! Ce souvenir est en relation étroite avec la suite de cette histoire.
Clelles et le mont Aiguille
Le petit hameau d'Avers à Lalley
Et puis son esprit s’égara subitement sur autre chose. Il se mit à parler de trains, ce qui n’était pas pour me déplaire !
— Tu m’as dis que ton père travaille dans les chemins de fer n’est-ce pas ?
— En effet il est chef d’atelier au dépôt des locomotives à vapeur de Villard d’Avers.
— Je n’ai pas de goût pour le modernisme à tout va qui éloigne l’homme de la nature. Mais les trains c’est autre chose. Ils s’intègrent à la montagne comme un animal. Une locomotive, surtout à vapeur, est comme une bête qui respire et vit ! Je sais bien que je suis partial en donnant le beau rôle au chemin de fer. Mon grand-père a travaillé dans ce domaine. Il a lui aussi été chef d’atelier et a participé à la construction de plusieurs lignes dans le sud-est de la France. C’est son histoire qui m’a inspiré celle du Poète de la famille. avec ce trajet en train dans la montagne et en draisine, où j’ai fait tenir le rôle de capitaine d’industrie à une femme. Je pense qu’un jour des femmes conduiront des trains ! Vous peut-être ?
— Je ne sais pas. J’aime les trains mais ce n’est pas certain que j’en fasse mon métier.
— Le train est fait pour la montagne et la montagne en a besoin ! Du moins toutes les âmes qui y vivent en ont besoin. Que serait la vie de tous ces paysans, artisans, bergers, si ce moyen de se déplacer leur était supprimé ! La voiture ou l’autocar ne peuvent le remplacer. Ces moyens de déplacement sont bien trop fragiles peu fiables et dépendant de la météo. Notre ligne de Veynes à Grenoble irrigue tout le pays et humanise cette montagne par nature exigeante et difficile. Cette ligne des Alpes est essentielle sur le plan humain. C’est un lien entre les grands centres de Grenoble, Gap, Briançon, Aix, Marseille mais surtout aussi avec une multitudes de petites communes qui sont desservies.

Je voyais mon compagnon de marche partir dans un panégyrique très lyrique qui me ravissait. Cependant le soleil commençait à baisser sur l’horizon et je suggérais poliment de commencer la descente. Nous nous quittâmes ici au Pas des Lauzes car Jean réalisait une marche plus longue que moi et ne rejoignait pas Clérieux ce soir mais Villard d’Avers.
Voilà le souvenir que j’ai gardé de Jean Giono. Simple et très humain. Je pense n’avoir pas trahi ses propos car cela fait maintenant plus de 50 ans que cet échange a eu lieu ! Ce n’est pas surprenant qu’aujourd’hui j’ai eu envie de relater cette belle rencontre et de me plonger dans ses œuvres dont je n’ai pas terminé la lecture.
Un disque d'arrêt de la SNCF
Le panneau S (sifflet) ordonnant de donner un coup de trompe (ici à l'approche d'un passage à niveau)
Carte des environs de Lalley où Jean Giono passait souvent ses vacances. On distingue l'épingle à cheveux en quittant Lalley vers Avers, virage dans lequel Giono situe la scierie au début du Roi sans divertissement.
Carte montrant la ligne de Digne à Marseille passant par Manosque, décrite avec précision dans Noé.
La ligne de chemin de fer de Grenoble à Marseille. Le tronçon de Grenoble à Veyne est en cours de restauration. Espérons que la perrennité de la liaison ferrée Grenoble-Gap sera assurée.
(1) Noé - Jean Giono
(2) Le poète de la famille - Jean Giono
(3) La plus haute à l’époque, aujourd’hui c’est la ligne chinoise qui relie la ville de Golmud en chine à la ville de Lhassa au Tibet qui détient le record d'altitude.
Nous sommes en 1967, un an après la découverte du texte de Giono sur les arbres. Je suis comme bien souvent en train de marcher sur les hauteurs aux alentour de Clérieux. J’aime ces montagnes, non pas pour les escalader mais pour y marcher, respirer l’air pur, admirer et écouter vivre la nature. Ce jour là le ciel est beau, pas d’un bleu pur comme sur les publicités de voyages, simplement beau avec des nuages qui prêtent à rêver. Le chemin brodé de pulmonaires et de primevères officinales me conduit comme souvent jusqu’au Pas des Lauzes et je décide d’une pause au calvaire, comme d’habitude. Alors que je prends quelques biscuits et un peu d’eau fraîche je vois arriver un autre randonneur. Pas un promeneur, un vrai randonneur avec de bonnes chaussures de marche mais sans pour autant se donner des allures d’aventurier. Il a au moins 70 ans mais semble bien vaillant malgré ses cheveux blancs un peu clairsemés. Nous sommes à un point haut incitant à la pause. Impensable de ne pas échanger quelques mots dans ces circonstances ! D’emblée il se présente : « Je m’appelle Jean » me dit-il le plus simplement du monde comme pour briser net la barrière de l’âge. Étant plutôt timide je réponds malgré tout « moi c’est Marie ».
L’homme est jovial et direct, il met en confiance. Rapidement je me sens à l’aise et nous échangeons sur cette belle région. C’est un amoureux de la nature et particulièrement de la montagne. Il me confie venir parfois jusqu’à Clérieux pour marcher. « La plupart du temps c’est dans le Trièves que je randonne, j’aime ce pays ! Nous n’en sommes guère éloignés ici lorsqu’on vient à Vif ou à Clérieux mais en général je prends mes vacances à Lalley. J’y suis à pied d’œuvre pour prendre les chemins de randonnées, pas de marche d’approche ou de véhicule motorisé pour y accéder. Aujourd’hui j’ai souhaité pousser un peu plus loin et j’ai pris le train jusqu’à Clérieux. Toute cette région c’est ma vie ! Lalley bien sûr mais aussi Clelles, Chichilianne, Tréminis et Avers ce petit village… 
— Mon père travaille au dépôt de Villard d’Avers
— Non je parlais d’Avers, pas de Villard d’Avers. C’est un tout petit village sur la route de Mens lorsqu’on quitte Lalley. Je l’ai cité dans Un roi sans divertissement.
— Vous avez écrit Un roi sans divertissement ?… mais alors vous êtes Jean Giono !
— Vous me connaissez ?
— Oui bien sûr j’ai lu plusieurs de vos romans ! Un roi sans divertissement est le dernier que j’ai découvert. Cela me plait bien de voir l’action se dérouler dans ma région. Les noms me parlent : Clelles, Chichilianne,…
— Je suis natif de Manosque un peu plus au sud. Je me considère aussi de ta région un peu moins méditerranéenne et un peu plus alpine.
— Vous n’imaginez pas comme cette rencontre est formidable pour moi !
— J’ai plaisir également à rencontrer mes lecteurs spécialement dans ces conditions, c’est-à-dire en montagne lors d’une marche et non pas en ville ! J’imagine que vous aimez la montagne et la nature vous aussi ?
— Oui totalement, c’est là que je me trouve bien. L’un de vos récits m’a beaucoup marqué : L'homme qui plantait l'espoir et faisait pousser le bonheur.
— Mais ce texte n’est pas publié… Ah si ! en anglais !
— Je lis et parle anglais ! Mon père est de Bristol et ma mère de Clérieux, ce qui fait que je suis bilingue.
— J’avais d’abord envoyé cette nouvelle au Reader’s Digest pour participer à un concours qui m’amusait. Ma contribution a été remarquée mais ils l’ont injustement rejetée car mon personnage le berger Elzéard Bouffier n’existe pas réellement d’après eux ! Ils ont été enquêter pour voir s’ils retrouvaient son nom dans les registres municipaux ou autres documents officiels. Évidemment ils n’ont rien retrouvé car si le personnage est bien réel, j’ai modifié son nom, car en réalité il n’est pas mort !
— Ce berger existe donc réellement ?
— Oui bien sûr, et il n’est pas loin d’ici puisqu’il habite Clérieux !
— ?
— C’est Louis Bouvier de son vrai nom, qui est à l’origine de cette histoire.
— Ça alors ! J’ignorais que Lou, avait planté une telle quantité d’arbres !
— Oui, enfin pas tout seul sans doute ! J’ai bien souvent eu l’occasion de parler avec des bergers lors de mes nombreuses marches dans le Trièves. Ce sont tous des amoureux des arbres et de la nature. Ils ont tous planté à un moment ou à un autre de nombreux arbres. Lou n’échappe pas à cette règle et il a cristallisé cette idée que je n’ai fait qu’embellir par la manière de la raconter. Elzéard Bouffier c’est Lou mais aussi tous les autres amoureux des arbres et de la nature ! Il existe bien, mais qu’est-ce que la réalité ? Il existe bien puisqu’il est à présent dans le cœur et la pensée de nombreux lecteurs. Il existe bien puisqu’il a créé du bonheur chez beaucoup. C’est la magie de l’écriture. Il suffit de bien décrire quelque chose ou quelqu’un pour le faire exister, le rendre réel et lui donner vie. Le Reader’s Digest avait une visions étriquée du réel ! Comment pouvaient-ils espérer qu’on leur envoie des textes intéressants s’ils devaient coller à la réalité comme l’écorce au tronc du hêtre.
— Je comprends…

Ce petit échange a sans doute fait son chemin et c’est cela qui m’a donné envie bien plus tard d’écrire mes souvenirs attachés à mon enfance et à Clérieux.
Cette rencontre avec Giono se prolongea pendant plus d’une heure ! Nous avions beaucoup de choses à partager : notre amour de la montagne (pas les hauts sommets, plutôt la montagne à vaches), la nature, les trains, et bien d’autres sujets encore.

« Connais-tu le mont Aiguille » me questionna-t-il de manière inattendue.
— Oui ce n’est pas loin de chez nous et nous y avons fait une randonnée en famille une fois. Cela m’a amusé de lire dans le début de votre roman Un roi sans divertissement que personne ne va à Chichilianne. Eh bien si ! nous y sommes allés et même plusieurs fois, nous y avons dormi, justement pour faire une randonnée autour du mont Aiguille. Cela m’a amusé de lire cette affirmation !
— Oui, je me suis amusé à parler de Chichilianne avec un peu de mépris alors que je l’adore. En fait ce sont des propos qui pourraient être tenus par des gens de la ville. Le mépris des citadins pour de petits villages où il ne se passe rien, selon eux (car ils ne savent pas regarder). Cette phrase est peut-être là pour décourager les touristes ! J’ai moi aussi randonné en partant de Chichilianne. J’ai voulu connaître le mont Aiguille qui a, d’une certaine manière, eu une influence sur moi. Tu connais la légende attachée à ce lieu ?
— Oui, le Chasseur de Chichilianne.
— Figure-toi qu’une année, alors que j’étais tout enfant, pendant une journée de battages d’un champ de blé durant l’été, je n’avais rien d’autre à faire que de lire, étant trop petit pour participer longtemps aux durs travaux des champs. Mon père m’avait donné un livre. Il avait lu Septem Miracula Delphinatus (Les sept merveilles du Dauphiné) (1656) de Denys de Salvaing de Boissieu. Par cet ouvrage, cet érudit du 15e siècle a répandu cette légende du Chasseur de Chichilianne. Après cette lecture mon père était devenu un fervent admirateur de la civilisation grecque. Ce n’est pas ce livre qu’il m’avait donné pendant les moissons mais la plus célèbre Iliade d’Homère. J’ai été captivé par cette lecture qui a influencé tous mes écrits à divers niveaux.
— J’avais remarqué en lisant vos romans de nombreuses références à la Grèce ! Les noms de personnages en particulier.
— Oui, la Grèce c’est le bassin méditerranéen ; la provence en fait partie. C’est cette méditerranée que j’aime pas celle de la Côte d’Azur.
Avant de me mettre à rédiger ce texte j’étais dans la lecture du roman Noé de Jean Giono. Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas lu ou relu cet auteur. Dans ma jeunesse j’avais découvert Un roi sans divertissement, L’eau vive, L’homme qui plantait des arbres, Le Hussard sur le toit, etc. Je n’avais jamais lu Noé dont la construction m’a surprise. Dès le départ Giono nous étonne. Le narrateur du récit est à la première personne mais Giono nous met en garde :

« Rien n’est vrai. Même pas moi ; ni les miens ; ni mes amis. Tout est faux. Maintenant, allons-y. Ici commence Noé »

Cette introduction m’a frappée. C’est vrai qu’une histoire bien racontée on y croit, et on y croit tellement qu’on peut finir par prendre pour vrais certains éléments purement fictifs. Cela m’a donné à réfléchir à mes propres nouvelles (qui bien sûr ne sont comparables en rien aux textes de Giono). Lorsque je raconte, sans doute certains de mes lecteurs considèrent-ils comme réels les propos, ou a minima, ils considèrent que Marie Pilthnipp existe vraiment. Mais où est la vérité là-dedans ? Pour s’en convaincre regarder l’article Une révélation dans lequel j’annonce que Marie Pilthnipp est une invention ! Pourtant, me direz-vous, dans l’article Une rencontre dans le train figure bel et bien ma carte de transport SNCF au nom de Pilthnipp. Il ne faut pas croire tout ce que l’on voit sur le web ! J’ai simplement retouché l’image avec un outil graphique (bien connu) pour remplacer Pippin par Pilthnipp ! La phrase de Giono en tête de son roman me plait donc beaucoup et je suis prête à la reprendre à mon compte. J’ai remarqué que Giono a prudemment indiqué le commencement réel de son histoire juste après sa phrase d’introduction ce qui évite le paradoxe d’Épiménide (ou paradoxe du menteur) : si la phase d’amorce était dans l’histoire elle aussi serait fausse et alors…
Les descriptions de Giono sont toujours affutées et lumineuses. Plusieurs phrases ont fait jaillir en moi des souvenirs lointains liés aux chemins de fer. Toujours dans Noé que je viens de découvrir, on trouve dans l’histoire le récit d’un voyage en micheline de Manosque à Marseille. C’est vivant. Les éléments réalistes parsemant le texte ont fait renaître en moi les odeurs, les parfums de cette époque et l’ambiance ferroviaire. Voici plusieurs citations qui me parlent :
«  Il y a généralement de la place dans cette micheline de sept heure du matin. Elle ne vient que de Digne et elle n’a pas le temps de ramasser beaucoup de monde. » (1)
En effet Manosque est sur la ligne Digne-Marseille que je connais bien (voir la carte en fin d'article). Elle est le prolongement de la ligne Grenoble Veyne qui permet ainsi de joindre Grenoble à Marseille en passant par les Alpes (la ligne des Alpes). Cette liaison ferrée a bien failli disparaître si un collectif et de nombreuses voix ne s’étaient élevés contre l’abandon. Il semblerait qu’aujourd’hui le danger soit écarté car des travaux sont en cours pour rénovation jusqu’à Vif. Mais la partie n’est pas totalement gagnée tous les crédits de pérennisation de la ligne complète n’ayant pas été actés.
«  Nous commençons tout de suite à dévaler cette pente raide, un peu follement, sur des rails qui nous balancent de droite et de gauche, pendant que la corne à deux tons de la voiture joue sans arrêt sa fanfare mélancolique à travers des bosquets, des prés, et devant le visage ahuri de très belles maisons aux volets fermés » (1)
Cette corne à deux tons, si caractéristique de nos trains, souvent nommée avertisseur bi-tons, équipe toutes les motrices de la SNCF et joue le rôle du sifflet des locomotives à vapeur. Les panneaux fixes de la SNCF n’ont pas changé et présentent toujours le S signifiant que le mécanicien doit activer l’avertisseur. Giono associe cette corne à la voiture dans laquelle il voyage. En réalité la corne est toujours sur la motrice du train. Ici ce n'est pas faux puisqu’il s’agit d’un autorail.

« La voie est sous nous comme une laine douce, à part les rails qui, de minute en minute, donnent de grands coups de marteau dans nos roues. Et nous nous arrêtons à des disques d'entrée. » (1)

À l’époque pour la voie ce ne sont pas les LRS (longs rails soudés) mais des barres le plus souvent de 25 m. À chaque raccord on ressent un choc transmis par les essieux et imposant ce rythme célèbre du boogie-woogie. Et le disque d’entrée, c’est comme si je le voyais. C’est le signal d’arrêt qui protège ici l’entrée en gare et impose au train une marche prudente.

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